CROISIERES

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TEXTE ET PHOTOS : CHRISTIAN FOURNIER


Je sillonne les mers du globe, sur des gros paquebots de croisière, photographiant, photographiant, photographiant.
Mon record personnel est de quatre mille photos en une semaine (ce qui est très bête, hors de son contexte ; je vais donc expliquer). Il faut vous dire que, par exemple, sur le S/S Norway (ex-paquebot France) de deux mille quatre cents passagers par semaine et sept photographes, la production est de douze mille photos toutes les semaines (j’ai déjà compté pour vous, ça fait dix photos par couple, par croisière) Eh oui, c’est du gros volume. Du gros business même, qui nécessite une certaine organisation. Production, marketing, coups de téléphone, aspirine.

J’ai le statut de photographe indépendant (freelance pour les initiés) et je loue mes services à une agence anglaise qui a les contrats d’exploitation photographique sur environ (ça dépend des saisons) trente-cinq bateaux de croisière, de diverses compagnies maritimes (anglaises, françaises, grecques, italiennes, norvégiennes, américaines, etc, par exemple : Norwigean Carribean Line, Paquet, Bahamas Cruise Line, etc.)
Ce qui me permet le luxe inouï de travailler quelques mois sur un bateau (quinze heures par jour, sept jours sur sept, tous frais payés, même pas d’impôts, merci bien), dans une partie souvent exotique de notre belle planète, puis de bénéficier de quelque mois de "vacances", que j’utilise bien évidemment pour faire le freelance (mot connu, maintenant).
Sur les paquebots, on s’amuse bien, mais on travaille aussi très dur et il y a toujours la responsabilité de faire son chiffre d’affaires (trente mille dollars environ, cela dépend du bateau), de faire mieux que les chefs photographes précédents, ancienneté oblige, semaine après semaine, en dépit des problèmes diplomatiques avec la compagnie maritime, des délais de livraison, des problèmes techniques du labo couleur à réparer soi-même à bord, des assistants à former, des finances à gérer, des humeurs du grand patron à Londres, etc,..
Prendre les photos est un travail de mercenaire. La meilleure formation est la vente "porte à porte", si vous voyez ce que je veux dire. Quand le paquebot quitte le port, après l’embarquement, tous les passagers sont sur les ponts à regarder s’éloigner la terre ferme. Tous les photographes sont donc sur le pont, chacun son territoire, et prennent une très belle photo professionnelle (avec flash en plein jour, eh oui, ces ombres !), mais pas très créative, de chaque couple, accoudé au bastingage. Le meilleur photographe est celui qui ramène le plus de rouleaux exposés (proprement). Donc le "bagout" est essentiel.
-"Souriez, il n’y a aucune obligation d’achat" -"Allez-y ça ne fait aucun mal" -"Ce n’est pas tous les jours que vous partez en croisière" -"Je suis le meilleur photographe dans un rayon de vingt km".
Moi, avant, j’étais professeur de mathématiques, dans le privé, j’étais très timide et je parlais peu l’anglais. Maintenant je suis le meilleur photographe sur un rayon de deux mille km, je photographie des groupes de mille passagers en pensant à ma prochaine plongée, et même mes assistants, tous britanniques, pensent que je viens d’Angleterre. Et tout ça parce que je suis payé à la commission. Il faut être motivé dans la vie !
En résumé, on me donne :
- des passagers en vase clos (devrais-je dire "en bateau clos"?),
- du matériel photo (prise de vue et développement).
- des assistants.
- une galerie pour exposer les photos.
et c’est à moi de transformer tout ça en $$$$$$. Je vois le début et la fin de ce que je produis (le bon vieux rêve : l’artisanat !). Et c’est très varié : il faut être polyvalent, en plus de polyglotte :
- magasinier : gestion du stock (vive l’informatique !) Tant pis si on ne peut pas respecter les températures de stockage.
- photographe : hé oui, il faut même des fois s’y connaître en photo. D’ailleurs nous sommes tous de très bons photographes car nous avons des "Leica" et des gros flashs. Nous portons des "smokings" pour les "cocktails parties" et des maillots de bains pour les excursions. Nous sommes des contrôleurs de foule : une photo par ci par là est semblable à une goutte d’eau par dessus bord. Il faut photographier tout le monde. Il faut aussi faire toutes les photos pour la compagnie maritime : (une pièce cassée dans la salle des machines, une nouvelle excursion, une remise de médaille, le bateau dans le canal de Panama, un show sur scène, une cale sèche, etc..)
- tireur couleur (Kodak n’a pas prévu l’agitation supplémentaire de la chimie sur un navire qui tangue et roule ; tiens, pourquoi la base blanche du papier est-elle légèrement marron ?)
- électromécanicien : maintenance et réparation (pas question d’attendre la semaine prochaine : les passagers n’achètent pas souvent les photos des passagers précédents)
-vendeur : hé oui, il y a un comptoir, et on accepte les cartes bleues (en vitrine : plusieurs milliers de tirages ; mettez pas vos doigts sur les photos, SVP.)
- diplômé de H.E.C. : marketing : il faut faire des statistiques sur ce qui se vend le mieux, mettre au point des stratégies de prises de vue (les mouvements de foules sont très importants pour la photo en volume), et des stratégies de vente (les mouvements de foules sont très importants pour la vente en volume). Il n’y a pas d’obligation d’achat. Il faut offrir le bon produit pour "gagner". C’est là que l’expérience et le flair comptent.
- directeur d’une équipe : il faut savoir déléguer les différentes tâches, selon les capacités de chacun, le mal de mer et les horaires des films à la télé.
- expert en diplomatie : (compromis entre les intérêts de la compagnie de photo anglaise, le moins de tracas possible avec la compagnie maritime, le meilleur service pour les passagers et le bien-être des assistants). Tiens, j’oubliais : mon intérêt, aussi.
Le tout en restant poli, avec son uniforme toujours repassé, et d’une grande discrétion, c’est important. Aussi, il est indispensable d’avoir un très bon sens de l’humour, mais de le garder pour soi.
La compagnie anglaise a maintenant environ trente-cinq bateaux. Et je peux me permettre de prendre des "vacances" de plus en plus longues, c’est à dire des reportages photos, d’autres tranches de vie :
Au pôle Nord, avec des scientifiques et des chiens de traîneaux. Avec des vases et des fleurs en studio. En Amazone chez une tribu coupée de la civilisation (où j’ai attrapé une gastrite qui m’a duré trois mois). En petit voilier dans les îes Vierges Britanniques. Avec des modèles de mode et de charme à Paris et à Los Angeles. Au milieu des glaciers en Alaska. Avec des pots de peinture sur des Ektachromes. Pilotant un avion au-dessus du Missouri. En plongée en Floride, en Ohio, aux Caraïbes, au Mexique, au Canada, aux Bermudes, Honduras, Vénézuéla, Hawaï, Californie, Sipadan en Malaisie, Kota Kinabalou à Bornéo, Bali en Indonésie. Avec mes créations toutes personnelles (voir mon folio accompagnateur).
J’aime la diversité. Toujours photographier les mêmes genres de sujets, avec le même style, telle est la clef de la réussite : quelle insulte à l’ouverture d’esprit et à la vraie créativité !
Le plus dur est de développer et de garder les contacts avec les magazines du monde : heureusement il y a aux USA des très bons services de poste restante, (privés, bien sûr) grâce auxquels je peux rester en communication, (décalée, mais fiable). Ceci m’a permis de nombreuses publications en Europe, Amérique du Nord et Asie.


Grâce aux paquebots. Revenons-en aux paquebots. L’emploi du temps est toujours très chargé, pour les photographes, comme pour presque tout l’équipage d’ailleurs. Aujourd’hui, c’est relax, nous sommes à quai pour la journée : les passagers vont en excursion. Il y a : les produits chimiques à mélanger ; les tirages de la veille à couper ; les comptes de la caisse à présenter au commissaire de bord ; expliquer au petit nouveau, Nigel, comment photographier l’excursion aux cascades ; l’affichage de la galerie à mettre à jour ; un fax à envoyer en Angleterre à propos du circuit imprimé du contrôleur de température qui n’est toujours pas arrivé et dont nous avons grand besoin ; un entretien avec le commandant en second, à propos des photos sur le quai : il ne veut pas que nous arrêtions les passagers sur la passerelle, mais sur le quai lui-même ; un entretien avec le directeur des excursions qui nous accuse de ralentir le chargement des autobus, parce que nous le gênons avec nos photos sur le quai, il nous demande de les faire sur la passerelle ; un fax de réprimande arrive d’Angleterre : nous devons prendre plus de photos lors des débarquements ; "l’hôtel manager" veut déplacer le comptoir photo dans un endroit invisible ; l’électricité vient d’être coupée, sans préavis, dans le labo photo : j’ai pourtant déjà demandé au chef électricien de nous prévenir, car nous pourrions perdre beaucoup de films, il oublie toujours ; un coup de téléphone de la succursale de Miami nous demandant si nous n’aurions pas un circuit imprimé du contrôleur de température, en rechange, car un autre bateau en a besoin d’urgence ; un passager nous contacte au labo : il râle parce qu’il n’y a pas de photographe pour l’excursion de six personnes, en hélicoptère. Pour nous, il n’est économiquement pas viable de mobiliser un photographe pour une excursion de six personnes, quand il y a trois autres excursions en même temps, de quatre cent personnes chacune. Mais il faut être poli avec le passager : ce n’est pas de sa faute : il ne sait pas comment fonctionne le système : je lui explique, très suave et révérencieux, il m’explique qu’il est sûr que je vendrais au moins six photos, que lui, il en achèterait une, c’est sûr, sauf peut-être si sa femme l’oblige à porter cette horrible veste qu’elle lui a offerte l’année dernière, pour leur voyage en Suisse, qui n’est pas pratique car on ne peut rien mettre dans les poches, et il faut donc mettre l’appareil photo autour du cou, ce qui fait vraiment trop touriste ; je suis sauvé par la sonnerie de l’exercice d’abandon hebdomadaire ; la sécurité, c’est sacré, aux USA.
Après l’exercice d’abandon où je ne fais absolument rien, comme d’habitude, et comme tous les trois cent quatre-vingt autres membres d’équipage, je regarde les vingt qui s’activent à mettre les canots à la mer. Après l’exercice d’abandon, je fonce dans la chambre noire, l’électricité est revenue, j’imprime les "cocktail parties" de la veille, le second test est parfait, j’imprime tout en bloc : mille deux cent tirages, même densité, mémé filtrage, trois heures, la vie est belle : les assistants John, Barry et Nigel ont bien assimilé mes inlassables recommandations : mêmes émulsions, même diaphragme, même puissance du flash en manuel, même distance de prise de vue, pour les quarante rouleaux, pas une seule photo ratée, des vrais pros, je charge le gros rouleau de papier, dans le noir, dans la développeuse prévue à cet effet, puis pendant les dix minutes avant l’accrochage du papier développé et sec, j’essaie de réparer le Leica de l’avant veille, ah oui, ça y est, l’obturateur, en toile, s’était mal déroulé, bon je dévisse, je revisse, c’est bon, j’ai l’habitude.
L’alarme du processeur retentit : la température du révélateur a baissé de plus d’un degré : je sais : le circuit imprimé a encore lâché : ça fait trois semaines que j’en ai commandé un autre, car j’ai dû donner mon rechange à un autre bateau qui frisait la catastrophe. C’est un circuit imprimé complexe, avec une cinquantaine de composants, impossible de réparer ça, ni à bord, ni dans tout le Mexique ; les cent litres de révélateur vont refroidir trop rapidement et les dernières cinq cent photos seront vraiment trop mauvaises pour l’affichage. Bon, je sors l’artillerie lourde : l’élément chauffant de cinq cent Watts, directement branché sur le secteur. Je retire le gros rouleau du processeur, donc quelques tirages seront perdus, mais il n’y a pas le choix, il faut ouvrir le couvercle du révélateur pour y plonger l’élément chauffant, et il faut retirer les photos qui y défilent sinon elles seront voilées. Je n’ai plus qu’à chauffer le bain toutes les quinze minutes, après avoir, bien sûr, retiré le rouleau, perdant à chaque fois quelques photos, mais la température reste dans la limite acceptable, non pas la limite fixée par Kodak (je vous prie de m’en excuser, Mr. Kodak), mais celle fixée par moi-même. Le plus dur est de maintenir l’élément chauffant au milieu du bain sans effleurer les bords, car, étant en PVC, ils n’aimeraient pas. Ce soir je bricolerai une armature en fil de fer pour arranger ça. Ciel, il est déjà presque ce soir : c’est un procédé très long, le chauffage manuel.
Ha, John, Barry et Nigel viennent de rentrer de leurs excursions respectives, ils vont pouvoir m’aider à retrouver les tirages manquants et à les réimprimer. Tiens je n’ai pas eu le temps de déjeuner. Coup de fil de la réception : un émissaire de ma compagnie vient d’arriver et m’attend, j’y vais, il a un beau costume cravate et un téléphone portable qui ne marche pas au Mexique, évidemment. Il est choqué de mon odeur de révélateur. Il vient en urgence de Los Angeles, pour m’emprunter mon circuit imprimé de rechange n° 686138157 8060 PCB ; Tiens, c’est celui qui contrôle la température, que j’ai commandé et toujours pas reçu et dont j’ai aujourd’hui bien besoin. Bon, il est déçu : j’ai la réputation d’avoir toujours mes pièces de rechange, car je les commande toujours à l’heure. Je lui demande pourquoi il ne m’a pas téléphoné de Los Angeles avant de venir, il n’a pas eu le temps, et nous regardons tous les deux le téléphone portable au bout de son bras. Il en profite pour me dire qu’il vient de croiser le commissaire qui s’est plaint que je ne photographiais pas le tour en hélicoptère, car tout le monde le demandait. Bon, lui a son avion à prendre et moi ma douche, et me déguiser en ours (être déguisé, asexué, très doux à caresser, très photogénique, qui attend les passagers à la sortie du restaurant, et hop, comme par miracle, le photographe est là pour faire une photo).
Dans l’escalier l’officier de sécurité me demande pourquoi je n’ai pas fait l’exercice d’abandon aujourd’hui, alors que j’avais déjà trois assistants excusés pour cause d’excursion. Bon, je passe par la galerie, John, Barry et Nigel ont bien ouvert à l’heure et tout est OK, sauf les photos manquantes, qui sont imprimées, mais pas développées. Je le ferai entre les deux sessions de l’ours. Une passagère m’interpelle : -"les photos sont trop chères, je suis sûr que vous en vendriez deux fois plus, si vous les vendiez à moitié prix". Je pense : donc on ne gagnerait rien ; Je dis : -"très bonne idée madame, je vais la transmettre à mes supérieurs". Bon je fais l’ours, un assistant prend les photos, un autre à la galerie, un autre mange. Je fonce au labo et développe les dernières photo manquantes. Je mange, puis prends la relève à la galerie, pleine de monde. Il y a déjà deux milles photos sur les murs, troisième jour de la croisière. Un passager, en face du comptoir : -"où est la galerie photo ?" Une autre, nous montrant sa photo sur sa carte d’identité :-" pouvez-vous trouver ma photo avec le commandant, voici à quoi je ressemble". -"Bien sur, madame, mais nous voyons très bien sur votre visage à quoi vous ressemblez". Un monsieur, très digne : -"est-ce que vous avez un labo photo à bord ?" -"non, nous avons un service d’hélicoptère". En gros ils sont gentils, et bon, ils sont en vacances, sur un bateau de croisière, ils n’ont pas à penser, ils sont là pour se relaxer.
Des fois nous nous relaxons aussi : voir les photos très bêtes, que j’ai produites à bord. Dès fois, nous faisons aussi des photos très intéressantes : le bateau au milieu de la glace pour la brochure Alaska, photo sous-marine : une cassure sur l’hélice, un enterrement marin (non, pas marrant, marin), une célébrité à bord (Henri Salvador, Jimmy Carter), la salle des machines prend feu et les passagers sont évacués. Les aspects techniques et commerciaux de ce business sont aussi fascinants : il faut évoluer avec les changements : les touristes américains ont tous un appareil photo (auto focus, même) et un camescope et beaucoup n’en sont plus à leur première croisière, il faut offrir du nouveau ; la récession nous fait beaucoup souffrir : la photo souvenir est du superflu, la photo numérique (par ordinateur) va bouleverser le système : tout sera instantané ou presque, plus besoin de chambre noire, juste des télévisions et des imprimantes laser couleur.
Grâce à mon grand esprit scientifique et inquisiteur, j’ai inventé maintes techniques et développe maints marchés. Quand j’ai commencé, la compagnie photo anglaise n’avait (navet, peut-être) qu’une douzaine de bateaux.
J’ai organisé des sessions photo avec des mascottes (êtres déguisés, asexués, très doux à caresser, très photogéniques,….)
J’ai inventé les sessions en studio durant les soirées habillées : avec Hasselblad, flashs et parapluies de studio. J’ai dû passer une croisière, en tant que consultant, sur chaque navire de la compagnie, l’un après l’autre, pour mettre en place et enseigner ces nouveautés.
J’ai mis au point un système très rapide pour numéroter les tirages. J’ai redessiné le masque pour adapter les nouvelles machines à notre système de logo, en bas de chaque tirage, et Mr. Durst m’a envoyé une patente. Merci Mr. Durst.
J’ai développé (normal pour un photographe) une méthode contre le vol des photos dans la galerie.
Avec l’aide d’une amie, docteur en Physique, j’ai informatisé toute la gestion photo à bord de telle façon que l’on peut voir immédiatement l’influence des prix, du format, de la saison, des assistants, etc, sur le revenu.
J’ai augmenté les revenus (et la qualité) sur chaque bateau où j’ai travaillé.
J’ai formé de nombreux assistants, qui sont maintenant de très bons responsables.
Tiens, cette page irait très bien dans mon curriculum vitae.
Les aspects humains sont aussi fascinants : il y a quarante six nationalités différentes à bord parmi les membres d’équipage. Durant son discours d’introduction aux passagers, le commandant leur déclare que nous faisons mieux que l’ONU, pour la lutte contre le racisme et le brassage des peuples. Bien. Mais la féodalité subsiste : Les serfs (Haïtiens, Mauriciens, Jamaïcains, Philippins, Mexicains, Chinois, bref ceux des nations pauvres) vivent à six par cabine, gagnent mille francs par mois, ne peuvent aller que de leur cabine à leurs lieux de travail, et sont renvoyés sans préavis au moindre faux pas, et deux cents sont prêts à prendre leur place immédiatement, car quand ils rentrent chez eux, après un an ou deux, ils sont riches, et héros, chez eux. Le commandant, le directeur de croisière et l’ "hotel manager" sont les seigneurs : on ne peut pas discuter avec eux : même quand ils ont tort, ils ont raison. Ils peuvent même changer les lois de la logique et de la physique quand il le faut. Bon, il faut que quelqu’un commande, sinon ce serait le bordel. Et ce sont les grèves du personnel qui ont mis le paquebot France en faillite, et que les Norvégiens le font très bien marcher maintenant. Bon. Au port d’attache, à terre, le capitaine se fait aussi engueuler par le président de la compagnie. Et le président se fait engueuler par le gardien du parking parce qu’il a froissé son ticket et que ça ne rentre plus dans l’ordinateur. La cour : les chevaliers, les troubadours, les entre-deux. On s’amuse, on se dispute, on intrigue, on espère, on est déçu, on est content, on voit du pays, enfin surtout le port, enfin beaucoup plus que si on était resté chez soi, et puis on ne paie pas d’électricité et nous sommes tous une grande famille, un petit village au milieu de l’eau. Il y a un coiffeur, un boulanger, un casino, une piscine (réservé aux passagers, car il n’y a pas assez de place, évidemment.)
Tiens, c’est vrai, il y a aussi les passagers. Sans eux, on ne serait pas là. Sans eux, il n’y aurait pas… les excursions : les cascades de la Jamaïque, la pêche au gros aux Bermudes, les tours de jungle en Indonésie, le snorkelling aux Caraïbes, les bateaux sur le Grand Canal en Chine et l’inévitable shopping, prévu et avalé. Lors des grandes découvertes, genre Christophe Colomb, les pays riches de l’époque troquaient avec les indigènes, des pacotilles et verroteries, (produites en masse par l’industrie des riches) contre épices et bois précieux. De nos jours, les riches vont, en bateau de croisière, dans les pays pauvres de nos jours (ce sont toujours à peu près les mêmes, d’ailleurs) et achètent des pacotilles (genre petites ruines Inca en onyx, made in Japan) en grandes quantités aux indigènes. Les indigènes peuvent ainsi acheter des sèche-cheveux électriques (souvent made in Japan, ou par Phillips).
Sans les touristes, il n’y aurait pas, non plus les inévitables shows folkloriques, que je photographie à longueur d’excursions, plusieurs représentations par jour : dans la jungle, entre deux danses très guerrières, quand les touristes sont partis, le beau noir avec ses peintures et ses plumes partout, fume une cigarette et discute avec ses copains le film de John Wayne de la télé la veille au soir.
Les touristes ont l’arme redoutable à bord : la carte de commentaire, en fin de croisière. La Compagnie Maritime juge tout et gère tout grâce aux cartes de commentaires, car pour gagner, il faut donner aux gens ce qu’ils aiment. Trop de photos, pas assez de photos, des tasses à café plus grandes, des shows plus drôles, le cabinier sentait mauvais, le photographe a interrompu une conversation intime lors de cocktail parties, l’ours a effrayé une vieille dame qui croyait que c’était une grosse peluche, les costumes des danseuses sont trop transparents, il n’y a pas assez de temps pour le shopping pendant les excursions, on mange trop, la croisière était bien, mais nous avons été réveillés tous les matins par l’hélicoptère du photographe, le bateau devrait visiter plus l’intérieur des terres, le photographe m’a fait très grosse sur toutes les photos.
Les cartes de commentaires déclenchent à leur tour une avalanche de mémos et de tasses à café plus grandes. Bon, il est maintenant obligatoire de photographier le tour en hélicoptère de six personnes. Bon, il est maintenant obligatoire qu’au moins un photographe soit présent à l’exercice d’abandon. Bon, il faut plus de communications entre les différents départements.


La croisière s’amuse beaucoup. Et c’est quand même mieux que la guerre du Golfe et le trou d’ozone.



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